Le magasin est polymorphe : au gré des événements sociaux, politiques, économiques passés ou aujourd’hui sanitaires, le commerce évolue et s’adapte ; l’agilité lui est indispensable pour résister et durer (Heitz-Spahn et Siadou-Martin, 2020). Sa résilience passe nécessairement par là.

L’histoire du Commerce est émaillée de crises ou de révolutions qui ont toutes conduit à des mutations profondes de celui-ci. Si par exemple, la crise économique de 1929 a conduit à l’émergence de formats commerciaux orientés vers le discount, la révolution numérique récente a imposé une réinvention des lieux de vente. Lors des 150 dernières années, les échoppes ont fait place aux grands magasins, aux grandes surfaces, aux e-shops et, aujourd’hui, aux smart shops (Fournier, 2020). La crise sanitaire que le monde connait actuellement ne fera pas exception et sera probablement un formidable accélérateur de la phygitalisation du commerce.

Promis à une disparition programmée suite à l’avènement du e-commerce qui a entrainé la multiplication des canaux de vente, le magasin a dû s’adapter en intégrant en son sein, des technologies numériques souvent interactives (bornes, tablettes tactiles, cabines connectées, applications mobiles dédiées…). Le point de vente a subi une hybridation qualifiée de phygitale (Collin-Lachaud et Vanheems, 2016). Menacé, selon certains auteurs, par le digital, le magasin a donc résisté en se digitalisant. Désormais enrichi de dispositifs numériques visant à améliorer l’expérience de magasinage (Antéblian, Filser et Roederer, 2013), le point de vente est qualifié de « connecté » par Picot-Coupey (2013) alors que Pantano et Timmermann (2014) emploient le terme de « smart retailing » pour marquer la qualité de l’expérience délivrée grâce au digital.

Devant un consommateur dont les comportements d’achat ont été bouleversés par la multiplication des canaux de consommation et qui se révèle «channel-agnostic», le phygital s’impose aujourd’hui dans l’univers commercial. Badot et al. (2016) relèvent que le consommateur exige, à la fois, la praticité et la souplesse du numérique combinées à l’authenticité d’une visite en magasin. Le phygital, par une hybridation des univers online et offline, conduit au « meilleur des deux mondes»[1].

Une expérience de magasinage enrichie par les dispositifs phygitaux

Longtemps, le choix d’un individu de fréquenter un magasin particulier a été considéré dans une logique essentiellement logistique : il s’agissait tout simplement pour cet individu d’accéder aux produits recherchés avec un minimum d’effort, notamment en privilégiant la proximité géographique. Au-delà de cette démarche fondamentalement utilitaire, des recherches ont montré que la fréquentation des points de vente pouvait aussi se baser sur la recherche d’un bénéfice hédonique (Babin et al., 1994), ou ludique (Arnold et Reynolds, 2003), voire récréationnel (Bäckström, 2006). Toutefois, ce recensement des raisons de venir en magasin, s’il s’est enrichi de motivations d’ordre hédonique, reste insuffisant pour expliquer l’ensemble des comportements observés. Antéblian et al. (2013) identifient, au travers de la littérature, 4 catégories de raisons de fréquenter un point de vente :

-       La recherche de performance économique (prix avantageux, promotions, programme de fidélité) ;

-       La recherche de commodité (distance, facilité d’accès, clarté de présentation) ;

-       La recherche de gratifications hédoniques (distractions, escapisme/aventure, sensation de liberté, informations sur les produits) ;

-       La recherche d’interactions sociales (conformité à un rôle, interactions avec le personnel de vente, attrait pour le marchandage, interactions avec les autres clients, recherche de pairs).

Cette approche enrichie correspond au paradigme expérientiel du shopping dont l’objectif serait de procurer aux individus une interaction valorisante avec le magasin, dont la théâtralisation de l’offre provoquerait une stimulation hédonico-sensorielle susceptible d’améliorer leur valeur perçue. Désormais, l’implantation de dispositifs digitaux en magasin modifie la nature de l’expérience vécue par le client notamment aux plans fonctionnel et hédonique, pour enrichir significativement cette expérience de magasinage.

Rivet et al. (2018) montrent en effet qu’au plan utilitaire :

-       Des bornes disposées à l’entrée du magasin ou des cabines connectées sont capables d’assister le chaland dans sa recherche d’information ;

-       Des espaces de démonstration ou des tablettes pédagogiques sont susceptibles d’éduquer les clients sur les caractéristiques et bénéfices du produit ;

-       Des « compteurs de likes-facebook » ou des tablettes pédagogiques sont en mesure de conforter et rassurer le shopper dans sa prise de décision d’achat ;

-       Des caméras à reconnaissance faciale ou des cabines connectées sont à même de recommander des produits ou associations de produits adaptés au profil du client.

Ces mêmes auteurs montrent également qu’au plan hédonique :

-       Des cabines connectées peuvent réhumaniser l’expérience client en apportant une assistance individualisée ;

-       L’atmosphère du magasin, les cabines connectées, mais aussi l’usage de casques de réalité augmentée peuvent accroître significativement l’envie d’acheter notamment par la stimulation poly-sensorielle, voire l’immersion, que ces éléments déclenchent.

Les technologies digitales que l’on retrouve en magasin sont désormais très variées. Certaines vont privilégier l’autonomie du chaland (self-service, self scanning…). D’autres vont améliorer l’expérience d’achat grâce à l’utilisation du téléphone du client (beacon, géolocalisation, services personnalisés…), ou à une meilleure information disponible en magasin (affichage digital, étiquettes électroniques, caddies connectés…), voire en immergeant l’individu dans un contexte spécifique d’achat (réalité augmentée ou virtuelle). L’enjeu de l’adoption de ces différents dispositifs est d’accroître la valeur de l’expérience de magasinage délivrée au client. Et c’est un enjeu dont se sont emparés récemment et massivement les commerçants.

La révolution digitale a imprégné tous les comportements de nos vies, nos achats y compris. La phygitalisation des magasins est en marche et la crise sanitaire mondiale actuelle ne devrait qu’accélérer le phénomène.

Crise sanitaire et modification des comportements d’achat

La pandémie liée à la diffusion du Covid-19 a provoqué une crise multidimensionnelle, sanitaire avant tout mais aussi économique, sociale, sociétale ou environnementale. Le système de santé a dû s’adapter à l’apparition de ce virus inédit, les entreprises ont expérimenté de nouveaux modes d’organisation du travail, les individus ont transformé leurs modes de vie au gré des confinements, déconfinements ou restrictions de déplacement. Leurs comportements d’achat et de consommation s’en sont trouvés naturellement transformés.

Si les statistiques disponibles sont encore rares, la modification des comportements d’achat ne laisse guère de doutes. Les restrictions de déplacement, la fermeture de certains commerces qualifiés de non-essentiels, tout comme le développement du travail à distance ont nécessairement modifié les flux de circulation. La restriction de mobilité mais aussi la volonté de se protéger contre le virus ont favorisé le développement spectaculaire des ventes en ligne. Selon la Fevad, « cet essor des ventes sur internet depuis la crise sanitaire est de +43% sur l’Alimentaire-PGC de janvier à septembre soit une croissance 5 fois plus rapide que de janvier à septembre 2019 (source : Nielsen). Pour le secteur Hors Alimentaire, cette progression est de +18% sur cette même période soit une croissance 4 fois plus rapide que sur janvier à septembre 2019 »[2]. Sans guère de surprise, la crise a donc intensifié le recours au e-commerce et consolidé la croissance continue de celui-ci. Mais, ce qui est nouveau, c’est que cela aura particulièrement favorisé les ventes en ligne de produits alimentaires, jusqu’alors en retrait par rapport aux biens non alimentaires.

S’il est incontestable que les ménages ont recentré leur consommation sur l’alimentaire, les commerçants ont particulièrement fait preuve d’agilité en dynamisant les canaux de vente ou de livraison adaptés à la crise. Ainsi, les circuits courts, les magasins de proximité, le drive, le click-and-collect ou la livraison à domicile ont été plébiscités. « Selon Nielsen France, plus d’un million de foyers supplémentaires ont essayé le drive sur la première semaine de confinement, dont près de 500 000 retraités » (Badot et Fournel, 2020). Par ailleurs, au 6 septembre 2020, en cumul annuel mobile, le drive et la livraison à domicile ont progressé respectivement de 30 et 46% selon la Fédération du Commerce et de la Distribution[3].

Si les achats digitaux (e-commerce) ou phygitaux (click-and-collect ou drive) représentaient à peine 5% des achats alimentaires avant la pandémie, l’adoption de ces nouveaux comportements d’achat, contrainte par la crise, risque de progresser et perdurer, chez les plus jeunes comme chez les séniors.

La phygitalisation, clé de résilience du commerce

La pandémie, comme toute crise, est vectrice de changement, qui, lui-même, est source d’innovation. Très clairement, les contraintes sanitaires ont occasionné une accélération de la transformation numérique tant du côté des ménages que du côté des entreprises ou des commerces. La distanciation, tout comme les restrictions de déplacement, se sont révélés être des catalyseurs de la digitalisation de nos comportements d’achat, de travail ou de loisirs. La brutalité avec laquelle cette crise est survenue, a contraint de nombreuses entreprises à une transition forcée vers le numérique, au prix d’une modernisation organisationnelle très rapide.

Le commerce ne fait pas exception à cette règle. Si les situations économiques des commerçants sont très variables selon les secteurs d’activité et le type de commerce, chaque commerçant a compris l’intérêt de la multicanalité pour la poursuite de son activité commerciale. Etre présent en ligne au-delà du point de vente est désormais devenu une évidence pour nombre de petits commerces traditionnels qui jusqu’alors étaient restés éloignés de ces enjeux numériques. L’agilité des acteurs de commerce de centre-ville (Heitz-Spahn et Siadou-Martin, 2020), tout comme celle d’acteurs de plus grande échelle, sont devenus une condition de leur résilience face à cette crise sans précédent. Et cette résilience passe par la mise à disposition de canaux physiques et digitaux de contact que le client pourra utiliser à sa convenance. L’enjeu résidera alors pour le commerçant dans la gestion intégrée de ces différents canaux pour en délivrer tout à la fois des synergies et une cohérence commerciale. Dès lors, l’omnicanalité devient un facteur clé de succès (Cao et Li, 2015), puisqu’en mêlant de manière cohérente commerce en ligne et en magasin, elle permet de répondre plus facilement aux attentes spatiotemporelles des consommateurs (Durand, 2020).

De surcroit, les mesures de précaution contre le risque de propagation du virus ont amené des gestes barrières et des mesures de distanciation sociale qui, en termes de paiement, ont provoqué une baisse de l’utilisation du numéraire et une hausse des paiements par carte bancaire sans contact. Cette distanciation sociale, au travers des différents gestes qui s’ancrent peu à peu dans nos comportements, accélère le développement du sans contact et plus généralement des dispositifs permettant la fluidification des parcours d’achat. Comme le soulignent Badot et Fournel (2020), le « sans contact « et le « sans effort » ont toutes chances de perdurer : « les initiatives offrant une fluidification des parcours d’achat et la minimisation des efforts des acheteurs pourraient largement se développer ». De ce point de vue, le digital dont l’usage s’est intensifié au cours de la pandémie, sera le support d’un parcours fluide et sans couture d’un shopper devenu omnicanal. Dès lors, les dispositifs phygitaux store-to-web ou web-to-store seront des vecteurs facilitateurs de transcanalité.

L’innovation a toujours été un élément récurrent du commerce et les crises qui ont jalonné son Histoire ont constitué des ruptures de paradigmes qui ont favorisé l’innovation commerciale. La crise sanitaire que nous traversons ne fera pas exception. La phygitalisation du secteur commercial était déjà en chemin avant le déclenchement de la pandémie : Cabines ou vitrines connectées, beacons, réalité augmentée ou virtuelle, puces RFID, reconnaissance visuelle ou faciale, borne de commande ou de personnalisation, etc. Ces dispositifs phygitaux innovants sont nombreux et irriguent tous les secteurs du commerce de détail. Ils sont adoptés par les retailers pour enrichir l’expérience de magasinage ou pour accroître l’excellence opérationnelle du point de vente.

La crise sanitaire devrait accélérer ce phénomène et devenir un catalyseur de la phygitalisation du commerce.

C’est dans le dessein d’approfondir notre connaissance de ce phénomène que les étudiants de Master 2 Marketing du CNAM Lorraine et moi-même avons élaboré un livre blanc intitulé "Transformation Phygitale : Vers le meilleur des deux mondes". Cette version 2021 du "SMART RETAILING : Quand le commerce devient intelligent" est téléchargeable ici : https://www.bananepourpre.fr/content/images/Livre-blanc2.pdf

Berceau des initiatives en matière de digitalisation du magasin, la distribution généraliste ou spécialisée est un terrain propice au développement du phygital. La première partie de cet ouvrage est naturellement consacrée à l’étude de ces dispositifs. Déjà fragilisé avant même le début de la crise sanitaire, le commerce de proximité risque de subir de plein fouet les conséquences de la pandémie. Pour autant, certains commerces ont eu recours à l’aide bienvenue des pouvoirs publics ou des associations de commerçants pour faire preuve d’agilité organisationnelle et instaurer des dispositifs phygitaux innovants, vecteurs de résilience pour eux. Dans la partie 3 de ce livre blanc, nous revenons sur le fait que le secteur de la mode, de la cosmétique ou du luxe regorge d’initiatives visant à améliorer et personnaliser l’expérience de magasinage. Enfin, dans la dernière partie de cet ouvrage, nous regarderons au-delà des murs du magasin pour découvrir que le phygital a désormais pénétré les secteurs de la culture, du sport ou du tourisme.

Nous avons mis beaucoup d’énergie et beaucoup d’enthousiasme à explorer ces différents secteurs d’activité, nous espérons que vous prendrez beaucoup de plaisir à lire cette contribution.


Bibliographie

ANTEBLIAN B, FILSER M et ROEDERER C (2013), L’expérience du consommateur dans le commerce de détail. Une revue de littérature, Recherche et Applications en Marketing, 28 (3) : 84-113

ARNOLD MJ et REYNOLDS KE (2003), Hedonic shopping motivations, Journal of Retailing 79 (2): 77-95

BABIN BJ, DARDEN WR et GRIFFIN M (1994), Work and/or fun: measuring hedonic and utilitarian shopping value, Journal of Consumer Research 20 (4): 644-656

BADOT O, BELGHITI S et OCHS (2016), L’expérience de magasinage phygitale : tentative de conceptualisation et investigation empirique.  15ème Journée de Recherche sur le Marketing Digital, Paris, La Sorbonne, France

BADOT O et FOURNEL C (2020), Crise du Covid-19 et commerce : quels futurs impacts possibles sur les comportements des acheteurs et sur les stratégies des distributeurs? ESCP Impact Paper n° 2020-04-FR

BACKSTROM K (2006), Understanding recreational shopping : a new approach, International Review of Retail, Distribution & Consumer Research 16 (2) : 143-158

CAO L et LI L (2015), The impact of cross-channel integration on retailers’ sales growth, Journal of retailing (91) : 198-216

COLLA E (2020), L’impact du Covid-19 sur la consommation et l’achat pendant et après le confinement, ESCP Impact Paper n° IP2020-82-FR

COLLIN-LACHAUD I et VANHEEMS R (2016) Naviguer entre espaces virtuel et réel pour faire ses achats : exploration de l’expérience de shopping hybride. Recherche et Applications en Marketing, 31(2) : 43-61.

DURAND B (2020), Achats en ville et logistique urbaine ; les innovations en logistique urbaine modifient-elles les comportements d’achats ? 23ème Colloque Etienne Thil, Paris, octobre

FOURNIER M (2020), Smart retailing : le magasin est-il devenu la « nouvelle frontière » du commerce ? in FOURNIER M (Coord.), Smart retailing : quand le commerce devient intelligent ; digiatlisation des points de vente : nouveaux enjeux, nouveaux outils, nouvelles expériences d’achat, Conservatoire National des Arts et Métiers, livre blanc, septembre

HEITZ-SPAHN S et SIADOU-MARTIN B (2020), Crise Covid-19 : une analyse de l’agilité des acteurs de centre-ville, 22ème Colloque Etienne Thil, Octobre, Paris

PANTANO E & TIMMERMANNS H (2014), What is smart for retailing?, Procedia Environmental Sciences 22, pp 101-107

PICOT-COUPEY K (2013), Les voies d’avenir du magasin physique à l’heure du commerce connecté, Management et Avenir, 38, 2, 51-61.

RIVET C, REGHEM J et FORNERINO M (2018), Explorer l’expérience de shopping dans un magasin phygital, Décisions marketing (91) : 45-60


[1] . Le meilleur des deux mondes, LSA du 31/1/2017 : https://www.lsa-conso.fr/edito-de-la-semaine-le-meilleur-des-deux-mondes,253446

[2] . https://www.fevad.com/bilan-du-e-commerce-au-3eme-trimestre-2020-266-milliards-deuros-de-chiffre-daffaires/

[3] . Fédération du Commerce et de la Distribution, Conjoncture : le commerce et son environnement, novembre 2020.